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Qu'est-ce que la dialectique?

Article paru dans Front Social n°12 (automne/hiver 1998)

La question de la philosophie marxiste est une des questions centrales de la révolution sociale.

Non seulement parce que la philosophie marxiste a été la première pensée expliquant la possibilité d’une révolution sociale dans tous les domaines de la vie.

Mais également parce que la philosophie marxiste est elle-même révolution sociale, produit de la lutte des classes, son expression théorique.

En fait " la philosophie marxiste - le matérialisme dialectique - a deux particularités évidentes. La première, c’est son caractère de classe: elle affirme ouvertement que le matérialisme dialectique sert le prolétariat; la seconde, c’est son caractère pratique: elle met l’accent sur le fait que la théorie dépend de la pratique, que la théorie se fonde sur la pratique et, à son tour, sert la pratique " (Mao-Tsé-Toung).

La dialectique n’est pas qu’une théorie, une suite de principes généraux sans caractères pratiques. C’est une méthode, relevant du concret, ne pouvant être correctement comprise que dans la pratique.

On comprend pourquoi bon nombre de marxistes, en admettant même qu’ils/elles aient comprisES la théorie de Marx et Engels, se révèlent incapables de saisir la méthode correcte d’application et se retrouvent réformistes, révisionnistes, sociaux-démocrates, trotskystes, etc.

Car la philosophie marxiste est pratique, elle est le fusil qui tire, le drapeau qui flotte, elle est la révolution sociale.

a)De Hegel à Marx et Engels

Historiquement, la " dialectique " est un concept développé dans l’Antiquité par le philosophe grec Zenon, et consiste en un processus où la vérité sort d’une discussion, après que les contradictions entre les intervenants soient dépassées.

Par la suite, le terme est repris, dénaturé et le concept globalement critiqué comme incapable d’aller au fond des choses.

Ce n’est qu’avec le philosophe allemand Hegel, et ses travaux sur la Phénoménologie, que l’on retrouve la " dialectique " comme méthode prise dans un sens positif.

La dialectique devint alors une méthode permettant justement de saisir chaque chose dans sa complexité, au contraire de la métaphysique qui nie une telle possibilité au nom du concept de " chose-en-soi " que seul Dieu peut connaître.

Hegel s’oppose à ce concept, rejoignant ainsi le camp du matérialisme, et affirme qu’il ne faut pas considérer comme statique ce qui est déterminé (par exemple le fait que le néant et l’être soient différents); il faut même au contraire saisir les choses dans leur devenir, car la dialectique est un processus universel.

La " dialectique " telle qu’elle est développée par Hegel n’est pas encore très développé, elle est empreint d’idéalisme, d’infantilisme, il s’agit de " l’autodéveloppement du concept " (Engels).

Hegel considère en effet encore que le sujet pensant est un intermédiaire de " l’Idée ", qui s’exprime comme Logique (le soi), Nature (différence d’avec soi), Esprit (retour de soi à soi). Ce dernier concept interpelle justement Marx, qui le considère comme révolutionnaire, à ceci près que le concept d’Idée est un bricolage à rejeter au profit de la centralité de l’être humain. Un " bricolage " d’ailleurs dangereux puisque réduisant à la passivité de l’étude de ce qui se passe, ce qui se passant étant le produit de l’Idée, véritable démiurge.

Pour Marx, il n’y a pas de démiurge et la réalité existante n’est pas le produit de l’Idée (mais de l’histoire), on peut ainsi aboutir à un concept de dialectique concret.

Comme Marx le dit lui-même, " la grandeur de la Phénoménologie et de son résultat final: la dialectique de la négativité comme principe moteur et créateur, consiste en ceci: Hegel saisit la production de l’être humain par lui-même comme un processus - comme un processus d’objectivation, d’aliénation et de suppression de cette aliénation; bref, il saisit l’essence du travail et conçoit l’être humain objectif, l’être humain véritable parce que réel, comme le résultat de son propre travail. En effet, le rapport réel actif de l’être humain à lui-même en tant qu’être générique, autrement dit l’affirmation de son être en tant qu’être générique réel, en tant qu’être humain, ne deviendra possible que si, d’une part, l’être humain réalise effectivement la totalité de ses forces génériques - ce qui présuppose l’action commune des êtres humains en tant que résultat de l’histoire - et que, d’autre part, ces forces se présentent face à lui comme des objets, ce qui à son tour n’est possible que sur la base de l’aliénation.

Hegel se place du point de vue de l’économie politique moderne. Il conçoit le travail comme l’essence et la confirmation de l’essence de l’être humain, mais il ne voit que le côté positif du travail et non son côté négatif. Le travail est le devenir pour soi de l’être humain à l’intérieur de l’aliénation: l’être humain devient pour soi en tant qu’être humain aliéné. D’autre part, le seul travail que Hegel connaisse et reconnaisse est le travail abstrait, spirituel.

Sous son aspect positif, la négation de la négation chez Hegel apparaît comme le seul positif véritable; sous son aspect négatif, elle apparaît comme le seul acte véritable et comme le seul acte d’affirmation de soi de tout être. Ce faisant, Hegel a trouvé l’expression abstraite, logique, spéculative du mouvement de l’histoire, mais cette histoire-là n’est pas encore l’histoire réelle de l’être humain en tant que sujet présumé; elle n’est que l’acte de la création de l’être humain, l’histoire de sa naissance ".

 

b)Marx et Engels

La dialectique prend toute sa signification avec Marx et Engels. Ce sont en effet eux qui feront de la dialectique une théorie générale des développements, en accord avec les acquisitions théoriques des sciences.

Pour Marx il faut partir de la dialectique de Hegel, mais en ayant au préalable enlevé tout le mysticisme qui la caractérise. Ce mysticisme consiste en un schématisme général du saut dialectique (thèse, antithèse, synthèse) faisant de la dialectique une conclusion de l’analyse de Hegel, au lieu d’en faire un point de départ.

Qu’est-ce donc que la dialectique pour Marx et Engels? C’est la science des lois générales du mouvement et du développement de la nature, de la société et de la pensée.

Cette science consiste en trois principes généraux:

De fait, " la philosophie marxiste considère que la loi de l’unité des contraires est la loi fondamentale de l’univers. Cette loi agit universellement aussi bien dans la nature que dans la société humaine et dans la pensée des hommes. Entre les aspects opposés de la contradiction, il y a à la fois unité et lutte, c’est cela même qui pousse les choses et les phénomènes à se mouvoir et à changer. L’existence des contradictions est universelle, mais elles revêtent un caractère différent selon le caractère des choses et des phénomènes. Pour chaque chose ou phénomène concret, l’unité des contraires est conditionnée, passagère, transitoire et, pour cette raison, relative, alors que la lutte des contraires est absolue ".

Ainsi, la dialectique comprise principe universel, peut par exemple s’appliquer:

-à l’histoire: les luttes de classes, où des classes sont vaincues et disparaissent pendant que d’autres apparaissent et prennent le pouvoir au dépens des autres, sont un phénomène relevant de la dialectique;

-à l’économie: le Capital du Marx est une étude concrète des lois économiques du développement et du mouvement du Capital.

Mieux, le marxisme permet de comprendre deux aspects fondamentaux:

-la dialectique objective saisit les phénomènes généraux concrets, se développant indépendamment de la pensée globale des êtres humains;

-la dialectique subjective permet de comprendre la dynamique de la pensée humaine.

La dialectique permet de se passer de Dieu, car si l’on voit que " le mouvement est le mode d’existence de la matière ", alors " du néant nous ne pouvons pas arriver au quelque chose sans acte créateur ".

Dans la dialectique au sens marxiste on présuppose en effet que " l’unité (coïncidence, identité, équipollence) des contraires est conditionnée, temporaire, passagère, relative. La lutte des contraires qui s’excluent mutuellement est absolue, de même que l’évolution, de même que le mouvement ".

 

c)Lénine et Staline

" La dialectique est la théorie qui montre comment les contraires peuvent être et son habituellement (et deviennent) identiques - dans quelles conditions ils sont identiques en se convertissant l’un en l’autre -, pourquoi l’entendement humain ne doit pas prendre ces contraires pour morts, pétrifiés, mais pour vivants, conditionnés, mobiles, se convertissant l’un en l’autre ".

Le travail de Lénine n’a pas été que concret (les Bolchéviks, la révolution de 1917...) ou théorique (sur l’Etat, l’économie...), il a également concerné la méthode. Lénine n’a pas fait que lire Marx ou l’interpréter justement, il a également actualisé son analyse, par exemple en ce qui concerne le développement du capitalisme en Russie.

En ce qui concerne la dialectique, un apport fondamental est ici donné par les " Cahiers sur la science de la logique de Hegel ", qui montre la lecture de Hegel par Lénine, ainsi qu’une œuvre s’intéressant à la conscience, " Matérialisme et empirio-criticisme ".

Les notes sur Hegel sont une véritable leçon de dialectique. Lénine a bien vu que Hegel se trompait en considérant que le développement de la pensée et de la nature dépend d’une " essence logique ", et qu’au contraire il faut " renverser: la logique et la théorie de la connaissance doivent partir du ‘développement de toute la vie naturelle et spirituelle’ ".

C’est-à-dire que pour Lénine la dialectique ne part pas de la méthode de Hegel (c’est-à-dire de la dialectique contenue dans la logique). Au contraire Lénine part de la dialectique comme logique contenue dans la " vie naturelle et spirituelle ".

C’est pourquoi Lénine qualifie de " remarquable " cette citation de Hegel (préface de la seconde édition): " Présenter le domaine de la pensée philosophiquement, c’est-à-dire dans sa propre activité immanente, ou, ce qui est la même chose, dans son développement nécessaire ".

Lénine suit Hegel, tout en le reprenant de manière matérialiste, où les formes de pensée suivent l’existence de la nature et de l’être humain, des lois qui en résultent. Pour le matérialisme les formes de pensées ne servent pas (l’Idée, la Logique, ou encore Dieu, etc.), non, elles dominent la réalité car elles sont la réalité elle-même.

A l’opposé, chez Hegel on ne peut pas " sortir de la nature des choses ". A partir du moment où les formes de représentation du monde sont traversées de part en part, façonnées par des formes de pensée immanentes à la réalité objective des lois du monde (l’Idée, la logique), l’être humain doit se retrouver en lui-même mais en liaison avec le monde. Ce monde qui est régit par la " logique " chez Hegel, l’est par l’être humain lui-même chez Marx et Lénine.

C’est le dépassement de la dialectique de Hegel. Et ce qui fait de Lénine un auteur classique du marxisme, c’est son toucher philosophie fabuleux, c’est lorsqu’il transforme la " logique " bricolée par Hegel en loi universelle: la dialectique.

Lénine: " la logique est la science non des formes extérieures de la pensée, mais des lois du développement de ’toute les choses matérielles, naturelles et spirituelles’ - c’est-à-dire du développement de tout le contenu concret de l’univers et de sa connaissance, - c’est-à-dire, la somme, le résultat de l’histoire de la connaissance du monde ".

Dans cette perspective matérialiste, l’objectivité se pose devant l’être humain; il existe une réalité qui n’a rien d’inhumaine mais qui fixe des directions à la pensée et à l’existence humaine.

La vie et la conscience de l’être humain n’ont pour ainsi dire de marge de manœuvre que dans un espace fixé par des lois universelles. Les catégories formées par la philosophie sont différents degrés de mouvement dans cet espace nécessaire. Toutes les autres catégories de connaissance, qui ne font que se rapporter au contenu, sans en partir, sont " méprisées " par Hegel, elles sont " ridicules " en raison de leur incapacité à embrasser l’ensemble de la vérité (selon le principe qu’une vérité familière n’est pas connue).

On retrouvera une telle attitude chez Lénine qui affirmera que " l’essence interne du marxisme, son âme vivante " est " l’analyse concrète d’une situation concrète ", et bien évidemment Mao-Tsé-Toung pour qui " la philosophie marxiste estime que l’essentiel, ce n’est pas de comprendre les lois du monde objectif pour être en état de l’expliquer, mais c’est d’utiliser la connaissance de ces lois pour transformer activement le monde " (PLR p.227).

Lénine a bien compris que la dialectique était une " méthode scientifique vivante, en perpétuel développement ", et que l’être humain et son développement se trouvaient au sein de ce processus dialectique universel.

De fait, à la mort de Lénine en 1924, " il est entièrement justifié de parler du léninisme comme nouvelle phase du développement de la dialectique matérialiste ".

C’est le mérite de Staline que d’avoir construit le léninisme comme phase supérieure du marxisme. Staline a compris que " le matérialisme philosophique marxiste est par sa base l’exact opposé de l’idéalisme philosophique ".

Selon Staline, le matérialisme philosophique marxiste considère que:

 

d)Mao-Tsé-Toung

" La cause fondamentale du développement des choses et des phénomènes n’est pas externe, mais interne; elle se trouve dans les contradictions internes des choses et des phénomènes eux-mêmes. Toute chose, tout phénomène implique ces contradictions d’où procèdent son mouvement et son développement. Ces contradictions, inhérentes aux choses et aux phénomènes, sont la cause fondamentale de leur développement, alors que leur liaison mutuelle et leur action réciproque n’en constituent que les causes secondes ".

Cette citation de Mao résume très bien la dialectique au sens marxiste, avec la contradiction interne à toute chose. Mao-Tsé-Toung a contribué par quelques textes fondamentaux à la compréhension de la dialectique.

Il s’est ainsi intéressé à la théorie de la connaissance, à la notion de contradiction ainsi qu’à la pratique sociale et révolutionnaire. C’est cette dernière notion qui est centrale; chez Mao, il y a en effet primat de la pratique.

La pratique sociale " est le lieu où se fait la transformation de l’action en pensée, de la pensée en action, c’est-à-dire de la pratique à la théorie, de la théorie à la pratique et à nouveau des unes aux autres ".

Mao défend de fait ce qu’on appellera le principe de l’enquête, ou encore la ligne de masse. Il faut partir de la réalité pour en avoir une vue globale, puis modifier la réalité elle-même. Les révolutionnaires doivent ainsi apprendre des masses pour apprendre aux masses. Une telle méthode de pratique sociale ne se comprend qu’en liaison avec le principe de la dialectique historique traversant toutes les sphères sociales.

Dans " de la pratique " Mao rappelle ainsi que " quiconque veut connaître un phénomène ne peut y arriver sans se mettre en contact avec lui, c’est-à-dire sans vivre (se livrer à la pratique) dans le milieu même de ce phénomène (...). Si l’on veut acquérir des connaissances, il faut prendre part à la pratique qui transforme la réalité. Si l’on veut connaître le goût d’une poire, il faut la transformer: en la goûtant (...). Si l’on veut connaître la théorie et les méthodes de la révolution, il faut prendre part à la révolution ".

De fait Mao a accepté les postulats du marxisme-léninisme, et en explique certains aspects concrets. Ainsi, il a développé le fait qu’il est nécessaire d’affiner l’analyse des différentes contradictions existantes: " si un processus comporte plusieurs contradictions, il y en a nécessairement une qui est la principale et qui joue le rôle dirigeant, déterminant, alors que les autres n’occupent qu’une position secondaire, subordonnée. Par conséquent, dans l’étude de tout processus complexe où il existe deux contradictions ou davantage, nous devons nous efforcer de trouver la contradiction principale ".

Néanmoins, il faut faire attention, car si trouver la contradiction principale permet de résoudre l’ensemble des contradictions, c’est justement parce que " cette situation n’est pas statique; l’aspect principal et l’aspect secondaire de la contradiction se convertissent l’un en l’autre et le caractère des phénomènes change en conséquence ".

Les révolutionnaires ne doivent donc pas seulement connaître la dialectique et savoir l’interpréter correctement dans le concret; il y a également nécessité de savoir quelles contradictions sont antagoniques. Ainsi, " l’histoire du Parti Communiste de l’URSS nous montre que les contradictions entre les conceptions justes de Lénine et de Staline et les conceptions erronées de Trotsky, Boukharine et autres ne se sont pas manifestées d’abord sous une forme antagoniste, mais que, par la suite, elles sont devenues antagonistes ".

Comme le dit Lénine: " antagonisme et contradiction ne sont pas du tout une seule et même chose. Sous le socialisme, le premier disparaîtra, la seconde subsistera ".

 

Nietzsche

et l’irrationalisme fasciste

Ou : comment Lukacs critique fort justement Nietzsche dans " la destruction de la raison ".

" Toute élévation du type humain a toujours été et sera toujours l’œuvre d’une société aristocratique, d’une société qui croit à de multiples échelons de hiérarchie et de valeurs entre les hommes et qui, sous une forme ou une autre, requiert l’esclavage " (Nietzsche).

Lukacs s’intéresse à l’irrationalisme comme forme de pensée apparue au niveau international dans ce qu’il dénomme la " période impérialiste ". Cette " période impérialiste " est la période, selon le schéma marxiste-léniniste, qui suit le " simple " capitalisme et est caractérisée par les développements des monopoles et la prédominance du capital financier sur le capital industriel.

Evidemment, tout idéalisme est caractérisé par des traits irrationnels; Lukacs le sait bien mais, ce qui l’intéresse, c’est la tournure spécifique prise par l’idéalisme, celle qui suit la période de 1848 où, comme le dit Marx, " les capacités de la bourgeoisie s’en vont ", où la bourgeoisie devient impérialiste après avoir été libérale.

Car pour lui, " la retraite du Hitler ‘sans niveau’ aux Spengler, Heidegger ou Nietzsche ‘pleins de valeur’ est, autant philosophiquement que politiquement, une retraite stratégique ", dans la perspective de réorganiser les rangs de la réaction en vue d’une prochaine offensive.

 

1.Les particularités de l’Allemagne capitaliste

Lukacs constate fort justement que la tragédie du destin du peuple allemand consiste en ce que le " développement moderne-bourgeois " lui soit venu trop tardivement. Ce retard a pris une tournure négative (cela n’était pas forcément le cas, ainsi ce type de retard a aidé le communisme pour la Russie), et les forces féodales ont été prédominantes, notamment après l’écrasement des mouvements paysans du 16ème siècle. Ces forces féodales se sont modernisés, adaptés mais en bloquant les éléments progressistes qu’amenaient les bourgeoisies des autres pays avancés (France, Hollande, Angleterre). L’Allemagne resta longtemps un pays morcelé en petites régions tombant sous l’influence des autres pays; de la même manière que l’Italie l’Allemagne n’arrivait pas à former son unité nationale. La dimension des régions ne permettait pas la formation d’une grande bourgeoisie et de son intelligentsia libérale; les sujets dépendaient étroitement des monarques et de leurs bureaucraties; l’horizon et la capacité critique étaient bornés. A cela s’ajoute le rôle de la religion avec Luther, la soumission subjective des masses. De tous ces éléments Lukacs constate qu’" il s’est formé par cela chez eux [bourgeoisie et petite-bourgeoisie] un servilisme, une petitesse, une bassesse et une misérabilité comme on ne peut sinon quasiment pas trouver dans l’Europe d’alors ".

De plus, à cause du manque de développements économiques, les régions se développant indépendamment, il ne se forme pas de masses plébéiennes jouant un rôle fondamental dans les révolutions, comme en 1789 par exemple.

Ce n’est qu’au 18ème siècle, particulièrement dans la seconde moitié, que l’Allemagne commence à rattraper ses retards dans le domaine économique. L’aristocratie et la bourgeoisie forment les bureaucraties des Etats modernes, puisque l’embourgeoisement est perçu comme nécessité du développement économique: la bureaucratisation et la présence de l’aristocratie dans l’Etat sont les prix payé par une bourgeoisie n’ayant pas mené de révolution.

Cette présence de l’aristocratie explique pourquoi c’est la Prusse qui a poussé à l’unité de l’Allemagne (dans son intérêt économique) et pris en main le développement du capitalisme.

C’est le paradoxe de l’époque: l’unité nationale passerait-elle par la bourgeoisie nationale contre la Prusse ou sous l’effort de la Prusse dans son intérêt? La bourgeoisie préféra le compromis afin d’obtenir les avantages économiques du développement en évitant une révolution (et le risque de développement à la française), quitte à abandonner l’exigence d’hégémonie politique sur l’Etat et son appareil.

Si l’on comprend ces éléments et qu’on y ajoute le fait que la Prusse ait été aidé par les conquêtes napoléoniennes, on comprend que le patriotisme national bourgeois ait été ici dévoyé en chauvinisme brutal (notamment contre la France et la Pologne).

De plus, la bourgeoisie, la petite-bourgeoisie, les masses plébéiennes et le prolétariat n’avaient pas vécus d’expériences politiques à cause des espaces politiques auparavant extrêmement réduits: ces classes débarquent pour ainsi dire dans un Etat national où l’aristocratie étatisée a toutes les cartes en main. A cela s’ajoute le fait que le mouvement politique démocratique était loin de Berlin, confiné au Sud, ou mis à l’écart comme la région du Rhin (le régime napoléonien ayant ici écrasé les restes féodaux). L’Allemagne avec Berlin et l’Autriche avec Vienne étaient deux Etats réactionnaires écrasant les forces démocraties divisées géographiquement et politiquement. Lénine prendra comme exemple international ce développement " prussien ", défavorable à la bourgeoisie.

En fin de compte, l’Etat allemand de Bismarck ressemble à l’Etat français de Napoléon; la France reprendra un cours bourgeois progressif (définitivement avec 1871), mais l’Allemagne vivra tout d’en haut. L’Etat n’a pas été formé par l’expérience des masses, la culture de soumission fait loi.

2.Formation de l’irrationalisme entre 1789 et 1848:

Schelling, Schopenhauer, Kierkegaard

1789 et 1848 sont deux dates de révolution. Cette période marque la formation, dans le développement du capitalisme, de l’irrationalisme moderne. L’irrationalisme suit la révolution française qui a ébranlé l’Europe, et la bourgeoisie ne peut, avec les contradictions de classe se développant, plus accepter le rationalisme. Comme Engels le constate au 19ème: " Nous savons maintenant que le royaume de la raison n’a pas été plus que le royaume idéalisé de la bourgeoisie ".

L’irrationalisme consiste en une attaque fondamentale contre la dialectique historique comme centralité de la philosophie, et s’exprime sous la forme de la philosophie de la nature. Il est évidemment vital, contre le rationalisme, de chercher dans le passé (l’Antiquité, l’Orient, le Moyen-Âge...) un irrationalisme auquel il faut se lier. Le philosophe Schelling traite ainsi dans sa jeunesse la philosophie comme une " odyssée de l’esprit " où celui-ci gagne au fur et à mesure sa réalité. Il dépasse la perspective de Kant tout en en partant, et voit dans l’art le reflet de la réalité objective du monde des choses en soi. Le parallèle avec Fichte est évident, puisque pour celui-ci le bel esprit possède déjà ce que le philosophe recherche péniblement. Le jeune Schelling va plus loin que son collègue Fichte, en affirmant que c’est la vision esthétique qui permet d’appréhender l’essence de la philosophie, consistant en le principe de l’Identique (ni objectif, ni subjectif). L’identification de l’esthétique et de l’intellectuel est un élan vers l’aristocratisme, que l’on retrouvera de manière extrapolée chez Nietzsche.

Plus tard, Schelling se fera critiquer par son élève Eschenmayer pour l’ambivalence de sa philosophie, qui aboutit à une non-philosophie puisque la vision tend vers une réalité existant déjà au-delà. C’est la généralisation de l’idéalisme, la capitulation sans condition de la raison devant la religion.

Le vieux Schelling défendra contre cette polémique ses anciennes positions, mais en leur donnant un contour non plus simplement idéaliste, mais réactionnaire. De fait, Schelling transformera la perspective esthétique en perspective religieuse, tout en maintenant l’idée d’une vision, d’une approche de la connaissance vers la réalité. La réalité ultime n’est ici compréhensible que si l’on voit " que tout le monde absolu avec tous ses niveaux des êtres se réduit à l’absolue unité de Dieu ".

La chose en soi est transformé en réalité simple qu’on aborde par la vision: le monde est dual; le passage de l’absolu au réel n’est possible que par un saut mystique. Le monde des sens n’est ici plus crée par Dieu, il " tombe " de lui, comme un déchet, un reste.

Cette dualité était bien présente chez Schelling dès le départ, ainsi jeune déjà il voyait dans l’humanité une dualité préfigurant la Nouvelle Droite contemporaine: les différences entre les peuples sont dans leurs " essences ", elles sont irréductibles, etc. Schelling, qui appréciera la traite des NoirEs, retrouvera la dualité dans l’opposition dominant/dominé et aura ainsi une perspective étatique-politique réactionnaire.

Pourquoi est-ce que Lukacs place Schelling avant Schopenhauer dans l’échelle de l’irrationalisme, alors que Schopenhauer est historiquement antérieur? Parce que Schopenhauer va plus loin dans l’irrationalisme, et que sa philosophie écrite avant celle de Schelling revient en force après lui.

Nous avions parlé de l’Etat de Bismarck comme d’un Etat bonapartiste, où les classes sont toutes liées contre le prolétariat: c’est à ce moment là que Schopenhauer devient la philosophe de la bourgeoisie. Les années suivant 1848 sont marquées par un renforcement de la réaction (Napoléon III en France, Victoria en Angleterre...) et sa relative unification idéologique en Europe. La philosophie allemande se place en tête de cette " réflexion ", avec Schopenhauer, qui va bien plus loin que les pitoyables penseurs français de la Restauration (de Maistre par exemple). En effet, Schopenhauer anticipe la forme moderne d’apologie du capitalisme: la forme indirecte. Lukacs nous explique que cette forme moderne consiste à partir de la reconnaissance de l’existence de contradictions de classe (au lieu de les nier), pour donner aux faits une apparence et une tournure qui soient avantageuses pour la bourgeoisie. La philosophie de la nature critique le capitalisme mais considère que le fond du problème, c’est l’être humain lui-même: c’est le fil brun qui va de Schopenhauer à Nietzsche.

Mais Schopenhauer ne vit pas dans la même période historique que Nietzsche, il ne doit pas, comme ce dernier, appeler à la mobilisation pour le système. Il s’agit de montrer la futilité de l’action politique, son non-sens, d’où la philosophie du pessimisme. Cette philosophie dévalorise l’histoire et la société, brise toute prétention à connaître la réalité. " Il est évident que le pessimisme schopenhauerien soit un réflexe idéologique de la période de la restauration " (Lukacs).

En effet, Schopenhauer fait de l’égoïsme une loi universelle, et prétend lutter contre lui, mais en fait l’accentue idéologiquement puisqu’il faut pour lui partir d’un repli sur soi! C’est la défense de la morale individuelle contre la lutte collective, l’attaque contre les exigences sociales, au profit de la sentimentalité. La philosophie de Schopenhauer est celle du bourgeois fasciste qui aime bien son chien; c’est la morale qui libère de toute obligation. C’est l’école de la passivité. Schopenhauer se moque d’ailleurs des régimes politiques en place, sa philosophie est quasiment celle de l’" extinction " en Inde par le brahmanisme, et son panthéisme apparent est une religion athée.

Dans la continuité des deux auteurs littéralement " exécutés " par Lukacs, il y a Kierkegaard. Celui-ci aura son heure de gloire dans l’entre-deux guerres, même si il sera connu bien plus tôt en Scandinavie.

Kierkegaard n’est pas dans le contexte de Schopenhauer, qui pouvait attaquer de front Hegel au nom d’un Kant purifié à la Berkeley. Il fallait qu’il le transforme, d’où la notion de " dialectique qualitative ". Kierkegaard nie la loi suivante de la dialectique: la loi de l’unité de l’évolution et de la révolution, du quantitatif et du qualitatif, selon laquelle le développement ne se fait pas sur le plan quantitatif, mais progresse par bonds révolutionnaires (=saut dialectique), avec unité du processus d’évolution et de révolution. Kierkegaard ramène le concept de dialectique à celui de l’Antiquité, transforme la logique dialectique en logique formelle, dépendant d’un fatalisme ayant remplacé l’activité pratique. Pour Kierkegaard le devenir du monde dépend de la volonté de Dieu, la destinée de l’humanité sert ses desseins. Il n’y a plus d’histoire, car seul Dieu en connaît les tenants et aboutissements.

Une telle conception, qui affirme l’absence de sens de la vie, aurait pu aboutir, en étant renversé, à un athéisme, mais Kierkegaard " sauve " la religion en affirmant qu’il est nécessaire de se " replier sur soi ", sur sa propre intériorité. Cela n’est évidemment valable que pour les hommes, pas pour les femmes qui n’en sont pas capables.

L’aspect fondamental de l’irrationalisme qu’il faut bien comprendre consiste en ce fait que, chassé par la science et la rationalité (la raison) de la plupart des domaines d’analyses objectifs (la science), celui-ci opère des retraits stratégiques sur l’intériorité, la subjectivité, la métaphysique, etc. c’est-à-dire des domaines soi-disant inaccessibles à la science. L’objectif de Kierkegaard est ainsi de nier l’histoire comme domaine objectif qu’il est possible d’étudier.

On peut se douter que ce concept de religion comme retour à l’intériorité (primitive) fait la part belle au côté esthétique, et que cela est prétexte à l’aristocratisme. Kierkegaard termine sa carrière en prônant un retour à la chritstianité pure.

Lukacs constate fort justement que des philosophes à la base progressistes dévient et amènent leur athéisme vers une forme religieuse, par peur des conséquences fondamentales de leurs positions (le marxisme), de par leur statut d’élément de la classe bourgeoise qui abandonne au fur et à mesure du développement du prolétariat toute position rationaliste.

 

3.Nietzsche comme fondateur de la forme irrationnelle

de l’époque du fascisme et de l’impérialisme

" Le problème - dans quelle direction? Cela nécessite un nouveau terrorisme ".

La révolution de 1848 est la date charnière pour la pensée bourgeoise; à partir de là elle n’amène plus rien de positif. La pensée économique de Ricardo et celle philosophique de Hegel se sont éteintes respectivement dans les années 20 et 30/40, cédant la place à la pensée reliée à l’existence du prolétariat.

Mais les années 1870/1871 sont également des années de coupure. En effet, les Etats-Nations sont formés en Europe de l’Ouest et centrale (malgré quelques " défauts " en Allemagne, en Italie sans oublier l’Autriche-Hongrie), et si révolution il y a elle est désormais prolétarienne; la Commune de Paris est la marque d’une nouvelle époque.

Mais parlons de Nietzsche. Comment se fait-il qu’il considère cet auteur comme un théoricien de la lutte contre le socialisme de Marx et Engels, alors que comme il le dit lui-même il n’a certainement jamais lu de littérature marxiste? Déjà, parce que toute production intellectuelle est reliée aux luttes de classe de son époque. Nietzsche vit dans une période tumultueuse: la formation du Reich allemand, le remplacement de Bismarck par Guillaume II et sa politique ouvertement impérialiste, la formation du grand parti ouvrier et son interdiction, la lutte victorieuse des socialistes contre leur interdiction et bien sûr la Commune de Paris.

Nietzsche parle du socialisme dans ses œuvres, et l’attaque violemment. Il ne le connaît pas théoriquement, mais le combat dans ses effets (associations d’ouvriers, luttes des masses, etc....). Il n’est donc pas dans le bon camp, au contraire d’autres; si Nietzsche n’a pas soutenu la Commune, loin de là, " nous savons le prix de ce qui conduit Villiers de l’Isle-Adam et Rimbaud, foncièrement apolitiques, à être du côté de la Commune ". C’est une aberration que de mettre Nietzsche sur un plan poétique de libération. Sa critique sociale n’est pas positive.

Car à partir de 1871, ou plus exactement à partir de Nietzsche, la bourgeoisie ne justifie plus son univers par la mise en valeur de ses avantages, au contraire, elle l’attaque, elle attaque sa propre décadence dont elle est consciente. La pensée de Nietzsche est la première pensée réellement fasciste, c’est-à-dire la critique radicale de droite de la société. C’est le passage du bourgeois au super-bourgeois, ou plus exactement ici de l’homme au surhomme. Nietzsche critique de la même manière l’au-delà des religieux comme l’au-delà des socialistes (le socialisme), au profit du développement concret d’une élite et d’une masse soumise.

Nietzsche, c’est un fait, ne connaît rien à l’économie. Il ne s’intéresse qu’aux superstructures, et s’il s’exprime par des mythes qui fascinent, c’est parce qu’il est le premier d’une longue liste de penseurs de droite, qu’il n’a pas lui-même vécu l’apogée de l’impérialisme (dans le fascisme).

Le jeune Nietzsche attaque ainsi le " libéralisme ", " l’aplatissement franco-juif ", considère que " la culture la plus générale, c’est-à-dire la barbarie est justement la présupposition du communisme... La culture générale passe par la haine contre la véritable culture... ". Nietzsche méprise les associations de travailleurs car elles partent des besoins du peuple, et que cela signifie une " joie terrestre comprise crue ". L’aristocratisme de Nietzsche attaque le bonheur matériel (dont en rentier il n’a pas besoin, l’ayant déjà), et ainsi le socialisme.

Le jeune Nietzsche considère que si la société grecque s’est écroulée pour s’être appuyée sur les esclaves, aujourd’hui c’est le manque d’esclaves qui fait chavirer la société. La citation au début de notre travail est assez éloquente. Ajoutons en une: " De tels fantômes comme la dignité des hommes, la dignité du travail, sont les médiocres produits de l’esclavage se cachant à lui-même. Funestes temps où l’esclave a besoin de telles notions, où il est excité à penser sur lui et au-delà de lui! Funestes corrupteurs qui ont détruit l’état d’innocence de l’esclave par le fruit de l’arbre de la connaissance! ".

On comprend pourquoi le régime violemment autoritaire, bonapartiste de Bismarck est perçu par lui comme une " démocratie ". Sa vision est celle d’un rentier: " L’exploitation du travailleur était, comme on le comprend maintenant, une bêtise, un gaspillage au prix du futur, une mise en danger de la société ". Les fascistes ne disent pas les choses différemment, et d’ailleurs pour Nietzsche une meilleure culture ne peut existe qu’avec une société divisée en deux castes, composés de ceux qui sont obligés de travailler et les autres.

Dans " Humain, trop humain " Nietzsche voit en le socialisme une maladie à dépasser, et espère en une classe moyenne capable de l’éviter. Les choses sont politiquement claires.

Puis, avec l’âge, Nietzsche devient encore plus réactionnaire. Dans " science joyeuse " (1882) il attaque carrément les capitalistes pour ne pas être aristocratiques, et de n’ainsi pas avoir les méthodes justes pour éviter le " socialisme des masses ".

Que cet article ait souvent été cité par les fascistes, on le comprend. De toute manière, Nietzsche, celui qui cherche un meilleur moyen pour éviter le socialisme, a la même vision qu’eux. Dans " Généalogie de la morale " il constate attristé que le peuple (ou les esclaves, la plèbe...) ait gagné. Dans " l’Antéchrist " il affirme mépriser fondamentalement les socialistes qui ne laissent pas le travailleur tranquille, l’empêchant d’être satisfait de son sort (car c’est son véritable " instinct "!). Son discours sur les " nouveaux barbares " est digne du radotage fasciste du Figaro ou de Chevenement sur les banlieues.

Il faut bien voir qu’il suffit de " changer " son interprétation de Nietzsche pour en faire quelqu’un de bien - à condition évidemment que sa conception globale réactionnaire soit " oubliée ". Selon leur degré de soumission à la bourgeoisie (et de sincérité), les défenseurs philosophiques de l’ordre bourgeois font la lumière (ou pas) sur l’ensemble de la pensée de Nietzsche, qui est un tout. La pensée de Nietzsche est une pensée réactionnaire de fin de parcours; elle emprunte par exemple aux Lumières certaines conceptions, qui vont être mises en avant par les nouveaux réactionnaires (évidemment discrets sur le reste).

L’attitude globale de Nietzsche préfigure le nazisme: raffiné, moral, aristocratique et esthétique au sein des dominants; brutalité et barbarie contre les dominés. Nietzsche attaque la morale communiste (à chacun selon ses capacités, à chacun selon ses besoins), il est fascinant et hyper-révolutionnaire, esprit rebelle sans nuance, hypersensible jusqu’à l’hystérie, brutal et esthétique. Nietzsche a construit l’éthique de la bourgeoisie impérialiste en action; la " morale " de la réaction.

 

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